C'était en 1984 et le visage de cette très jeune Afghane avait fait la Une du National Geographic. Trente ans plus tard, elle occupe les manchettes des quotidiens pakistanais pour une sordide histoire de faux papiers.
Il est des hasards troublants. Le 25 février 2015, Amnesty International publie son rapport annuel, compte rendu calamiteux d'une année 2014 effrayante pour les réfugiés à travers le monde, en particulier les femmes, surtout en Asie centrale. Ce même jour Sharbat Gula refait surface, icône lointaine du malheur des déplacés, et cette fois renvoyée aux faits divers par divers journaux pakistanais, dont le très sérieux Dawn.

La jeune pachtoune Sharbat Gula avait alors 12 ans. Au mitant de ces années 1980, bien involontairement elle incarna le visage des réfugiés afghans, poussés à s'exiler après l'intervention soviétique en 1979, et la domination consécutive de l'Urss sur Kaboul. C'était un autre temps, celui d'un monde partagé en deux camps et d'avant les Talibans, où les maîtres de la géopolitique régnaient à Washington et à Moscou. La propagande allait bon train ici et là, et le visage effrayé de cette enfant du malheur, avec ses yeux rivés sur nous, spectateurs lecteurs, incarnait le mal d'une Union soviétique accrochée à son empire. Ses parents avaient été tués dans les combats. Le photographe de cette icône s'appelait Steve McCurry, tandis que son sujet n'avait pas de nom, juste "the afghan girl, la fille afghane", la Mona Lisa afghane, référence à la Joconde de Leonardo Da Vinci, ou encore L'Afghane aux yeux verts, un anonymat de 17 ans.
Puis advint le 11 septembre 2001, les Twin Towers traversées et meurtries par des avions détournés, le surgissement d'Al Qaida, et la riposte américaine contre l'Afghanistan, dominé depuis 1996 par les Talibans.
En 2002, une équipe du National Geographic embarquée par les troupes américaines tenta de la retrouver. Le camp où elle avait séjourné au Pakistan était en passe d'être fermé. Des dizaines de candidates prétendaient être la fille afghane, des dizaines d'hommes affirmaient être son mari. Les dollars brillaient sans doute devant leurs yeux.
Quand régnait l'ordre et la paix
Mais Mona Lisa était repartie dans son village natal avec sa grand mère, fut mariée à 14 ans, devint fervente dévote, fière de porter la burqa. Elle lança aux journalistes qui l'avaient enfin retrouvée en 2002, pour la photographier encore une fois : "La vie sous les Talibans était meilleure. Parce que régnaient l'ordre et la paix." Douchés sans doute par ce politiquement inattendu et incorrect, ils laissèrent la fille afghane replonger dans l'anonymat.
En 2005, cependant, sa représentation cinématographie, silhouette furtive à 1h34 du début du film, clin d'oeil, apparut brièvement dans le 9ème escadron, oeuvre russe magnifique de Fiodor Bondartchouk, charge impitoyable contre l'aventure soviétique en Afghanistan.
Malala plutôt que Sharbat
Le temps a passé, et d'autres images, d'autres madones plus convenables, victimes des Talibans, ont remplacé la fille aux yeux verts. Aujourd'hui nous ne sommes plus Sharbat, mais nous sommes tous et toutes Malala, son visage ravagé par un attentat, ses foulards colorés, ses discours de grande personne à la tribune des Nations Unies.