Dans le couloir de l'école maternelle, j'attendais que Rose (ma fille, NDLR) récupère ses affaires pendues à son porte-manteau.
"Rose, tu as oublié ton sac. Quoique non, on va le laisser à l'école, c'est papa qui t'emmène demain, si on le ramène à la maison, il l'oubliera demain matin".
Une autre maman m'a souri et m'a dit "Ah, les papas, ils ne pensent pas à tout!"
Sans même réfléchir, j'ai répondu "Oui, on a trop l'habitude leur mâcher les choses."
"Parce que vous croyez que ce serait notre faute, en plus? "
Oui en plus, on nous amène à croire que c'est notre faute... et bêtement on le croit.
Quand j'ai vu passer la BD d'Emma sur la charge mentale, cela m'a tout de suite parlé. Cet été, il y a eu de nombreux articles sur le sujet. Au début, je me suis dit que c'était bien qu'on en parle et puis j'en ai eu marre. Marre qu'on me dise qu'il fallait que je délègue.
Déjà je me souviens d'avoir eu une conversation twitter avec Diane Ballonad qui à l'époque avait le blog Zen et organisée. C'était l'époque où Rose ne dormait pas, où j'avais repris le boulot, Paparose était en arrêt maladie et les grands-parents occupés dans leur propre vie.
Je gérais tout, toute seule, sans sommeil.
Et je lis un de ses articles dont une des conclusions étaient "vous n'avez pas à tout gérer, apprenez à déléguer"
J'allais écrire "et j'ai bien ri" mais en vrai, je n'ai pas ri, j'ai pleuré.
Quand la seule option que l'on te propose, alors que tu es à deux doigts de t'écrouler, c'est "déléguer", je lui ai dit "gentil votre conseil, mais on fait comment quand on n'a personne à qui déléguer?"
"Femmes, apprenez à déléguer", cette phrase me hérisse car elle laisse entendre que si beaucoup de femmes sont fatiguées, si les burn-out parentaux sont le plus souvent des burn out maternels, c'est après tout parce qu'on ne demande pas. A croire que les journalistes qui commentaient la BD de Emma ne l'avaient pas comprise puisque l'idée de départ était justement son étonnement du fait qu'il fallait demander pour que les hommes se sentent concernés par les activités domestiques.
Récemment l'INED a publié les premiers résultats de son étude ELFE (étude longitudinale qui suit une cohorte d'enfants de la naissance à 20 ans et collecte des données sociologiques et de santé). Une analyse des soins donnés à l'enfant montre que les hommes comme les femmes apprécient plus les soins que la sociologues appellent nobles (nourrir, coucher l'enfant) et moins les soins comme changer une couche ou moucher le bébé.
Mais la différence c'est que les pères mettent en place des stratégies d'évitement pour ne pas faire les actes moins sympathiques, tandis que les mères les font quand même. Et oui, il n'y a rien dans nos gènes qui nous prédestine à changer une couche pleine de caca ou à aspirer dans un mouche bébé, mais on le fait parce qu'on n'a pas le choix.
Et c'est ça la vraie charge mentale: ne pas avoir le choix.
T'es fatiguée? Tu te lèves quand même car personne ne le fera à ta place.
L'odeur du vomi te donne envie de vomir? Tu nettoies quand même parce que personne d'autre ne le fera.
T'aimes pas faire les courses? Tu y vas car il n'y a rien dans le frigo.
T'aime pas cuisiner? Tu apprends (et t'achètes un super robot) car tu veux manger de bons produits.
Donc je crois que le pire des conseils à donner à une femme qui n'en peux plus de tout gérer est bien "apprenez à déléguer, ce n'est pas grave si ce n'est pas fait comme vous le souhaitiez". Parce qu'au final, si elles ne délèguent pas ce n'est pas par peur que ça ne soit pas fait correctement (il y a sans doute qui veulent tout gérer et qui aiment ça, moi si je pouvais passer mon tour ça m'irait très bien, je m'en fiche un peu de comment sont pliées les serviettes), mais parce que si elles ne le font pas, ce n'est pas fait du tout.
La question est donc: Pourquoi est-ce qu'encore une fois, alors qu'on parle des tâches domestiques, les conseils donnés sont à destination des femmes? Pourquoi aucun journaliste n'a donné le conseil suivant: "Messieurs, regardez autour de vous et analyser ce qu'il y a à faire, faites une to do list et séparez les tâches avec votre conjoint.e"?
Et si la réponse était tout simplement: parce que même dans un débat sur la répartition des tâches ménagères, le postulat de base est que l'organisation de tout cela revient aux femmes... Et c'est bien ça le problème
[Emma a fait une nouvelle bd sur le sujet, et c'est ici]
Née dans les années 80 pour décrire l’intensification du travail et ses conséquences psychiques, la notion resurgit en BD sur le Net à propos de la «double journée» des femmes. Un succès qui traduit l’accélération et la compression des vies travaillées et connectées ?
- L’inattendu retour de la «charge mentale»
C’est un revival que personne n’a vu venir. A la faveur d’une BD postée sur le Net au printemps, la notion des années 80 a refait surface et a contaminé les conversations. En quelques jours, tout est devenu «charge mentale», cette élasticité cérébrale, bien connue des femmes, qui permet de penser et gérer dix mille choses à la fois, au bureau comme à la maison. Une disposition typiquement féminine ? C’est bien ça le hic. Dans son strip numérique Fallait demander publié mi-mai, la dessinatrice Emma aborde l’inextricable inégalité des femmes et des hommes face aux tâches ménagères et éducatives (1). «La charge mentale, explique-t-elle, c’est le fait de toujours devoir y penser.» A quoi ? A tout pardi ! «Ajouter les cotons-tiges à la liste de courses, penser au délai pour commander le panier de légumes, ne pas oublier le retard pour les étrennes du gardien ou que le petit n’a plus de pantalon à sa taille.»
La charge mentale repose quasi exclusivement sur les femmes, travail permanent, épuisant, invisible, précise la dessinatrice de 36 ans, par ailleurs ingénieure informatique. A peine publiée, la BD a été partagée plus de 200 000 fois. Pourquoi un tel hit ? L’expression est si raccord avec la vie travaillée, numérisée et privée de 2017 qu’elle semble avoir été conçue pour notre époque, juste là, maintenant. En fait, elle remonte à plus de trente ans.
Elle vient du monde du travail, plus précisément des ergonomes qui analysent chaque geste. Tensions, poids, pressions, longtemps ces spécialistes se sont focalisés sur le physique, les effets de l’activité sur les corps. C’est le temps du travail manuel, les experts parlent alors de «charge physique». Mais, à la fin des années 70, sociologues et psychologues voient se profiler de profondes transformations : le travail ouvrier diminue au rythme des fermetures d’usines, les emplois se créent dans les services et les bureaux, l’ordinateur intensifie et accélère les rythmes, le client impose ses exigences, l’urgence bouscule les horloges professionnelles.
Même s’il existe toujours dans ses dimensions physiques, le travail devient de plus en plus gymnastique de l’esprit. La charge physique évolue en sollicitation psychique. Il faut trouver un item pour décrire ces nouveaux phénomènes qui ne cesseront de s’accentuer avec le temps. «Dans un continuum théorique assez évident, nous sommes passés de charge physique à charge mentale», explique la psychologue du travail Pascale Molinier, professeure à l’université Paris-XIII Sorbonne-Paris-Cité.
Les nouvelles pressions
Quelle réalité désigne ce nouveau terme au début des années 80 ? Ce qui constitue le quotidien de tout salarié en 2017 est alors en germe : l’obligation de faire face à une multiplicité de demandes dans un délai très court, provoquant interruption, fragmentation, émiettement du travail. En 1998, la charge mentale entre officiellement dans les statistiques françaises. «J’aurais dû breveter l’expression», s’amuse Sylvie Hamon-Cholet, chercheure au Centre d’études de l’emploi et du travail. Cette année-là, elle pilote l’enquête référence des pouvoirs publics sur les conditions de travail (2).
Comment mesurer l’impact de ces nouvelles pressions qui se répandent dans les bureaux ? Concentration, objectifs contradictoires, travail dans l’urgence, tout cela a un «coût» : d’ordre cognitif (attention, complexité, mémorisation…) et psychique (responsabilité, estime de soi, peur…). «Nous avons choisi ce terme pour l’enquête Conditions de travail 1998. Mais c’est une notion floue. La mesurer ou l’estimer est une tâche compliquée pour le statisticien, explique Sylvie Hamon-Cholet. Il faut construire des questions qui reposent moins sur le ressenti ou le subjectif que sur le vécu.»
A cette époque, la France découvre le «stress» au travail, sujet de société en une des hebdos. Invitée en 1998 au Téléphone sonne,l’émission des auditeurs de France Inter, Sylvie Hamon-Cholet emploie sciemment le terme de charge mentale. C’est le mot que les sociologues du travail utilisent alors que stress est adopté par le grand public et les consultants désireux de vendre une vision «positive» des tensions en entreprise, avec solutions RH afférentes. La gestion du stress devient un business, la charge mentale est réservée aux labos.
Bizarrement, le mot n’est guère repris et décliné à cette époque par les féministes. Comme si elles en restaient à l’héritage d’un brillant passé. 1970 : la sociologue et figure du féminisme français Christine Delphy théorise l’exploitation des femmes dans son livre l’Ennemi principal. Elle définit le patriarcat comme une entité sociale hiérarchique et inégalitaire, écartant ainsi toute conception biologique et essentialiste de la famille et des relations de couple. Une révolution. Se forge le concept de «travail domestique» : ce ne sont plus de simples «tâches» mais bien une activité qui partage tout des contraintes du travail masculin, celui qui s’exerce dans les entreprises, à l’extérieur, et qui, lui, est reconnu et rétribué.
Théorisé, le travail domestique quitte la sphère privée, devient un enjeu politique, et la «double journée» une évidence. Quoique… A la fin des années 70, l’Insee comptabilise pour la première fois ce temps ménager, et la France se gausse. Les femmes font plus le ménage que les hommes ? Quelle découverte ! Pas la peine de stats pour le savoir. «L’Insee s’amuse», juge la presse.
En 1984, alors que la charge mentale se répand dans le monde de la recherche, une sociologue, Monique Haicault, se livre à un mix des deux notions. Dans un article intitulé «La gestion ordinaire de la vie en deux», elle écrit : «La charge mentale de la journée redoublée est lourde d’une tension constante, pour ajuster des temporalités et des espaces différents.» La jonction est établie entre travail domestico-familial, exigences professionnelles et accélération des temps travaillés. Comment répondre en une seule journée à l’ensemble de ces injonctions ? Dans le sillage de l’enquête Conditions de travail de 1998, l’Ined et d’autres instituts étudient les relations entre vie professionnelle et vie privée, les nœuds et les conflits au sein des couples, mais aussi avec les employeurs. Surgit alors un mot quasi magique, la «conciliation», qui cache en fait une quasi-impossibilité physique et psychique à tout assumer. «Les femmes se chargent de l’ensemble des tâches d’anticipation, d’organisation concrète et de coordination entre les différents temps et les différents lieux» qu’ils soient privés ou professionnels, écrit en 2001 la sociologue Dominique Méda dans le Temps des femmes (Flammarion). «Réservoirs de temps», «dispositifs vivants de coordination»,ces dernières ont investi le marché du travail depuis les années 60 mais ni l’Etat, ni les entreprises, ni la société ne se sont adaptés. Une «révolution silencieuse», estime la chercheure, mais qui a un coût. «La conciliation est de plus en plus difficile pour les femmes.»
«Souffrance en France»
Nous sommes en 2001. La charge mentale est oubliée, même en sociologie, pour décrire les nouvelles organisations en entreprise. On évoque désormais «la souffrance au travail» avancée notamment par le psychiatre Christophe Dejours qui, en 1998, sort le livre Souffrance en France (Seuil). On commence à prendre conscience que travailler n’est pas qu’une source d’épanouissement mais peut aussi provoquer des pathologies graves, entre harcèlements, dépressions, et même suicides. Depuis, on évoque les «risques psychosociaux», et récemment le burn-out a surgi dans le programme présidentiel du candidat socialiste, Benoît Hamon.
2017 : l’étonnant revival de la charge mentale, et son succès, montre que la schizophrénique «double journée» est toujours une réalité. Peut-être a-t-elle même empiré. C’est la thèse de la psychologue du travail, Pascale Molinier. «L’intensification du travail est augmentée du fait que nous sommes tous connectés. Le concept de charge mentale convient très bien à nos activités technologiques ordinaires.» Certes, hommes et femmes sont soumis à la même tyrannie des mails et des SMS. Mais pas à égalité. Malgré l’implication réelle - mais limitée - des pères, les femmes continuent d’assumer l’essentiel des tâches domestiques : 60 % contre 70 % dans les années 80. Malgré leur investissement massif dans le monde du travail, les femmes voient leur vie professionnelle touchée par la double journée : choix du temps partiel, filières professionnelles moins chronophages, engagement moindre ou différenciée dans la vie publique (Lire la tribune de Frédérique Matonti, ci-dessous). En grande partie, s’expliquent ainsi les inégalités professionnelles entre les deux sexes. Et la situation est particulièrement tendue pour les mères de jeunes enfants. «Le jonglage entre travail et famille amplifie la charge mentale, explique Pascale Molinier, car les intérêts en jeu sont contradictoires. Ils entrent même en conflit : je rapporte du travail à la maison ou je m’occupe de mon enfant ?»
Trop de choses à la fois !
La charge mentale, décrit la psychologue, est «un maelström où on ne s’arrête jamais». L’ergonome Ghislaine Doniol-Shaw a tenté de décrire scientifiquement le travail domestique. «Impossible, dit-elle, les femmes font trop de choses à la fois !» C’est précisément cet enchaînement mental de tâches physiques que met à jour la dessinatrice Emma : je vais ranger un objet, sur le chemin je tombe sur une serviette sale que je vais porter dans le panier à linge sale qui est plein, je mets une machine en route, je trébuche sur un sac de légumes que je vais ranger dans le frigo et je vois qu’il n’y a plus de moutarde, je le note sur la liste de courses, etc. Ce travail familialo-domestique ne se contente pas de gérer des carottes et des torchons, il est aussi pris en charge affective de la maisonnée. Comme souvent dans les métiers dits féminins, il relève d’un «travail émotionnel», concept théorisé au début des années 80 par la sociologue américaine Arlie-Russell Hochschild dont La Découverte a sorti la traduction en mars (3). S’occuper d’un enfant, d’un client ou d’un malade, c’est se donner à l’autre, gérer ses besoins, ses crises, voire son agressivité. Cela exige de maîtriser ses émotions, prendre sur soi. Les spécialistes parlent de«charge émotionnelle».
La superwoman
Double journée, travail domestique, charge mentale, conciliation, charge émotionnelle : quel que soit le nom utilisé, les tâches domestiques, tel un gros tas de linge sale abandonné, entravent toujours les vies professionnelles et intimes des femmes. Dans les années 90, perdurait le mythe de la superwoman, née dix ans auparavant. Il a disparu, il ne fait plus rêver, même en Rodier. A l’ère 2.0, s’impose la charge mentale. Car la pression des femmes qualifiées est là : elles sont majoritaires sur les bancs de l’université, elles sont plus souvent ministres, dirigeantes ou députées. «Le caractère d’injustice est plus fort. Il y a une prise de conscience de cette double tâche, et du décalage entre hommes et femmes, remarque Pascale Molinier. Il est difficile de banaliser, masquer la double journée comme on l’a longtemps fait.» La BD d’Emma traduit cette sensibilité. Dominique Méda écrivait en 2001 : «La question des tâches parentales et ménagères n’a jamais eu de véritable impact sur le débat public ou pris la forme d’un problème de société qu’il importait de traiter.» Qui a dit «charge mentale» ?