Voilà quatre définitions relevées dans des ouvrages relativement "grand public", parus à l’occasion du Bicentenaire de la Révolution ; quatre définitions qui, quelles que soient les opinions de leurs auteurs sur la Révolution, associent la "tricoteuse" à la guillotine, au sang, à la mort. De nos jours encore, la "tricoteuse", ou plutôt "les tricoteuses" car le mot est plus souvent employé au pluriel, tient incontestablement une place de premier rang dans la mythologie contre révolutionnaire. Elle représente ce que la Révolution a pu produire de plus horrible : une femme douce devenue féroce. C'est ainsi que, dans une certaine tradition contre révolutionnaire, "la tricoteuse", monstre sanguinaire, s'identifie à une Révolution elle même monstrueuse.
D'après les quatre définitions précédentes, la connotation inhumaine semble être un des constituants de cette image fantasmatique. Pourtant les dictionnaires non spécialisés en donnent une définition beaucoup plus "plate", d'où l'imaginaire sanguinaire est absent :
"Tricoteuse : (.. ) Nom donné aux femmes du peuple qui, pendant la Révolution, assistaient en tricotant aux séances de la Convention, des assemblées populaires et du Tribunal révolutionnaire" .
"Les tricoteuses : Pendant la Révolution, les femmes qui assistaient en tricotant aux délibérations de la Convention" .
Où sont passés la guillotine, les têtes qui roulent, le sang ? D'emblée, apparaît une première contradiction entre l'imaginaire entraîné par le mot et sa définition plus "neutre".
De telles contradictions, nous en rencontrerons d'autres, car l'étude de ce mythe, de sa formation, de sa diffusion, soulève de nombreuses questions. L' "évidence" communément admise (les tricoteuses tricotant au pied de l'échafaud), si communément admise que l'on n'a pas jusqu'ici cherché à comprendre la signification de l'image, cache en fait de nombreuses zones d'ombre. Nous ne chercherons pas ici à savoir si les femmes ont assisté ou non aux exécutions pendant la Révolution . Nous nous en tiendrons à l'aspect imaginaire, mythique. Les questions que nous poserons, sans prétendre y répondre complètement et définitivement, sont multiples : comment est donc né ce mythe de "tricoteuse"? Comment sa pérennité a t elle été assurée ?
Quand l'expression a t elle été utilisée, par qui, à quelles fins ? Quel processus, quel cheminement ont ils conduit aux différences constatées entre imaginaire et dictionnaires ? Quelles images de femmes ce mot mobilise t il ? A quelles réalités nous renvoie-t-il ? etc.
Une vieille injure sociale
L'étude du mot lui même soulève plusieurs interrogations, sur lesquelles nous aimerions simplement attirer l'attention. Bien avant la Révolution, "tricoteuse" est déjà porteur d'une charge négative, péjorative. Le mot est employé comme insulte par les femmes du peuple. Au XVIIIe siècle, des marchandes de la Halle viennent se plaindre au commissaire de police d'avoir été traitées, entre autres injures plus répandues (poison, garce, putain, etc), de "tricoteuse" . Que signifie cette injure ? Rien ne permet d'envisager une éventuelle adéquation "tricoteuse"-prostituée. L'on peut en revanche se demander s'il n'y aurait pas là une possible allusion à ces femmes pauvres qui, enfermées dans les Hôpitaux généraux ou les Dépôts de mendicité, étaient occupées, dans un but de moralisation par le travail, à tricoter des bas pour le compte de gros marchands fabricants bonnetiers qui les exploitaient. En 1791, Potel, marchand bonnetier au tricot, emploie par exemple une cinquantaine d'hommes et de femmes payés chaque jour 12 sols (salaire très bas en 1791) sans compter les "200 femmes qu'il occupe à tricoter à l'Hôpital qui ne gagnent que de 8 à 10 sols par jour" . Ainsi, pendant l'Ancien Régime, "tricoteuse" serait une injure faisant référence à une position sociale misérable et entachée de la mauvaise réputation lice à l'Hôpital.
On aurait alors en 1789 un mot qui a pu être une insulte, certes peu usitée et peut être même disparue, mais qui resterait, dans une inconsciente réminiscence, liée à celles que d'aucuns qualifieraient de "populace", de "lie du peuple", au bas de l'échelle sociale et moralement perdues.
Un mythe de formation tardive
Si ces remarques montrent que le mot a déjà un sens péjoratif en 1789, elles n'expliquent cependant pas son succès comme désignant politique. Succès d'ailleurs tardif : c'est seulement en l'an III, après la chute des Robespierristes qu'il commence à être employé de façon significative pour désigner les militantes populaires. De quand date sa première apparition, dans son sens politique ? F. Brunot la fait remonter à un arrêté du Conseil général de la Commune de Paris du 6 nivôse an II (26 décembre 1793) "qui permettait aux femmes d'assister aux délibérations de la Commune et d'y tricoter" . Mais les exemples qu'il donne de l'emploi de ce substantif et de ces dérivés ("tricoter l'opinion publique") sont datés de l'an III.
Les documents consultés (archives policières, journaux, brochures, etc) vont dans le même sens : les premières mentions de l'expression datent de l'an III (1795). Elle est essentiellement utilisée de façon injurieuse par les adversaires de la sans culotterie parisienne. Même si le mot, dans son sens politique, existait pendant l'an II – ce dont nous n'avons aucune preuve –, il semble donc que ce soit pendant l'hiver de l'an III (1794 1795), point de rupture capital dans le procès révolutionnaire, moment d'affrontement très dur entre sans culottes et modérés dans lequel les femmes jouent un rôle primordial, que commence à se dessiner l'image des "tricoteuses ». Elles représentent alors les femmes qui suivent les débats des assemblées révolutionnaires et l'expression est synonyme de « Jacobines » ou "habituées des tribunes". La légende accompagnant la gouache des frères Lesueur, postérieure à l'an II, les définit comme des militantes qui fréquentaient le club des Jacobins. L'on ne relève pas encore le lien entre "tricoteuse" et guillotine ou sang. L'association femmes guillotine est pourtant déjà présente : l'expression la plus courante pour désigner en l'an III la militante de l'an II, beaucoup plus répandue alors que "tricoteuse", est "furie de guillotine". Certes, les deux appellations désignent les mêmes femmes ; mais pour l'heure l'image de la "tricoteuse" évoque les assemblées politiques et non la guillotine.
La lecture des dictionnaires parus pendant la Révolution aboutit aux mêmes conclusions. La seule entrée trouvée date de 1796, dans le Néologiste français ou vocabulaire portatif des mots les plus nouveaux de la langue française de Reinhardt. La partie essentielle de cet ouvrage, hostile au mouvement populaire, a été rédigée au printemps 1795, entre les insurrections de Germinal (1 - 2 avril) et de Prairial (20 - 23 mai). Plusieurs entrées y sont consacrées aux femmes : Agitatrices, Dames de la Halle, Furies de guillotine, Jacobines, Traîneuses (injure que je n'ai jamais relevée ailleurs et définie par Reinhardt comme "filles commodes, des plus sales rues, du costume et des mœurs les plus dégoutantes (sic), les bonnes amies du bienheureux Marat"). Sans jouir d'entrées spécifiques, d'autres expressions sont employées par Reinhardt pour désigner les militantes : sans jupons (entrée Agitatrices), mégères (entrée Furies de guillotine), harpies femelles (entrée Jacobines), aboyeurs femelles (entrée Tribunes). I1 faut attendre le Supplément ajouté fin 1795 début 1796 pour trouver trace des "tricoteuses", preuve de la nouveauté du terme dans le vocabulaire politique : "Tricoteuses les, ou les Dévôtes de Robespierre : Postées dans les tribunes, elles influençaient, de leurs voix enrouées, les législateurs assemblés". Cette définition est similaire à celles d'Agitatrices, Furies de guillotine ou Jacobines : dans chaque cas, Reinhardt insiste sur la présence des femmes dans les tribunes de la Convention dont elles troublent les séances par leurs applaudissements et leurs "cris féroces". A aucun moment n'est fait allusion à une possible présence des "tricoteuses" devant la guillotine. Reste à savoir comment et pourquoi la "tricoteuse a éclipsé la "furie de guillotine".
Les "tricoteuses" ou les femmes dans l'espace politique
Avant de tenter de saisir par quel cheminement la tricoteuse et son tricot ont insensiblement glissé des tribunes des clubs ou de la Convention au pied de l'échafaud, une remarque s'impose. I1 est indéniable que de nombreuses femmes travaillaient tout en écoutant les orateurs révolutionnaires. Dans le mémoire écrit en faveur d'une femme de ménage arrêtée en prairial an III comme "jacobine", on lit que l'on ne peut certes pas "dissimuler qu'elle assistait souvent aux séances des Jacobins", mais que "elle y allait principalement par économie pour pouvoir travailler sans brûler de bois et de lumière chez elle" !. Mais, d'après les documents précisant l'occupation de ces "tricoteuses", elles ne tricotent pas, elles cousent ! Ainsi, les citoyennes Despavaux et Lance, deux ouvrières en linge militantes assidues des séances des Jacobins, y emmènent leur ouvrage de couture. D'autres font de la charpie pour les soldats . Nous n'avons jamais trouvé de référence à un ouvrage de tricot : ce qui, bien entendu, ne signifie pas qu'aucune "tricoteuse" ne tricotait, mais que ce n'était peut être pas leur occupation la plus courante. La gouache des frères Lesueur nous montre bien des femmes tricotant : rappelons simplement qu'elle est postérieure à l'an II, peinte alors que, justement, le surnom "tricoteuse" commence à se répandre.
Alors, pourquoi ce mythe ? Pourquoi l'expression "tricoteuse" a t elle finalement relégué dans les oubliettes de l'histoire les autres termes servant à désigner les femmes révolutionnaires ? On ne trouve plus, ni chez les historiens, ni dans les dictionnaires actuels trace de l'expression "furies de guillotine", pourtant beaucoup plus usitée pendant la Révolution et à première vue beaucoup plus expressive. Comment un geste aussi anodin, aussi paisible, aussi féminin même que celui de tricoter a t il été investi d'une telle charge de férocité repoussante ?
Avant et pendant la Révolution même, les femmes sont pensées en fonction de leur rôle de mères et d'épouses ; leur existence ne se conçoit que sous le toit familial, hors public, hors cité. De nombreux discours dessinent une répartition sexuelle de l'espace (public masculin privé féminin). Et une femme qui tricote chez elle n'a rien de féroce. Bien au contraire, elle appelle des images de chaleur, de tendresse, d'amour : c'est souvent pour d'autres qu'elle travaille ainsi dans le calme du foyer. Ainsi en est-il de la gravure du XVIIIème siècle intitulée La paysanne et remise au goût du jour par la Révolution (probablement en 1792 ou 1793) sous le titre Madame sans Culotte : le visage de la femme est paisible, souriant ; le chat qui joue avec la laine renforce l'impression de quiétude, d'intimité. On est loin des Tricoteuses des frères Lesueur, aux mains sur les hanches et à l'expression inquiétante. La "tricoteuse", nous l'avons dit, évoque des sentiments de violence, de haine, de mort et de sang ; et c'est sous les yeux de tous, dans les tribunes publiques qu'elle s'active. L'antinomie entre ces deux images, celle de la femme douce qui tricote chez elle et celle des furieuses "tricoteuses", a assuré le succès du mot à travers les siècles. Sa pérennité renvoie à une angoisse de l'être féminin qui abrite en lui des contraires, allie la douceur la plus grande et la violence la plus extrême.
"Tricoteuse" rappelle aussi un autre stéréotype, celui de la femme qui dissimule, dangereuse sous son aspect docile. Le mot qui désigne le militant fait référence à son apparence visible : le sans culotte est facilement reconnaissable, son costume signale son appartenance sociale et politique ; son arme, la pique, est bien une arme. Dès que l'on passe à sa compagne, tout se brouille, s'obscurcit : l'activité signalée par le mot "tricoteuse", celle d'une paisible mère de famille, est positive. Mais s'échappant du coin du feu pour prendre place sur la scène publique, déplacée, elle est dotée d'une charge négative. Et, dans l'imaginaire, les aiguilles aussi sont symbole de cette perfidie, elles qui pourraient devenir dangereuses, armes ne disant pas leur nom, instruments de travail dévoyés à des fins sanglantes.
Car c'est de déviance dont il s'agit finalement. En faisant d'une image de chaleur une image de mort, en portant un symbole et son contraire, "tricoteuse" a l'avantage sur "furies de guillotine" de stigmatiser non seulement un comportement politique, mais encore celle qui a osé franchir les barrières entre privé et public. La militante politique est désignée par un mot qui, renvoyant à la sphère privée, met en évidence l'anormalité de sa présence dans le monde public. Douces, et donc féminines, les femmes ne peuvent l'être que chez elles ; franchi le seuil de leur maison, elles deviennent féroces.
L'on comprend mieux alors que, dans l'imaginaire, les "tricoteuses" soient insensiblement passées des tribunes des assemblées au pied de l'échafaud : une femme qui suit des délibérations publiques, qui veut intervenir dans la politique réservée aux hommes est aussi monstrueuse, déplacée, obscène même, que celle qui se délecte prétendument de la vue du sang.
Ayant perdu leur féminité en quittant le privé, il n'y a pourtant pas place pour elles dans le public puisqu'elles y sont encore désignées par une fonction domestique : elles pénètrent alors dans un ailleurs où rien n'est défini, où le fantasme l'emporte.
Historiographie et littérature dans la formation du mythe
Le cadre de ce travail ne permet pas de suivre les différentes étapes qui conduisent les "tricoteuses" des tribunes à la guillotine. I1 est certain que cette évolution a pour cadre la première moitié du XIXe siècle. I1 semble également que la littérature y ait tenu une place plus importante que l'historiographie. Un rapide sondage nous indique en effet que les historiens utilisent peu ce terme. Il n'apparaît qu'une fois dans l'Histoire de la Révolution française de Mignet (1824), qui place les "tricoteuses de Robespierre" dans les tribunes de la Convention. Présent une fois dans le Journal de Michelet (1842), il est totalement absent de son ouvrage sur Les femmes de la Révolution (1854). Nous ne l'avons même pas trouvé chez Taine, qui qualifie Claire Lacombe de "vieille barboteuse". Pourtant l'expression est déjà répandue : dans sa French Revolution (1837), le Britannique Carlyle l'emploie une seule fois (dans son acception "habituée des tribunes" des Jacobins) mais précise qu'il s'agit des "fameuses tricoteuses" .
Ce désignant "tricoteuses" est beaucoup plus fréquent dans les Mémoires d'Outre Tombede Chateaubriant (1848). De plus, l'écrivain les montre "sort(ant)du spectacle de la guillotine", "ballant" avec "des reptiles immondes (...) autour de l'échafaud, au son du coutelas remontant et redescendant, refrain de la danse diabolique" : le réel a laissé place au sabbat des sorcières révolutionnaires.
L'image se fixe désormais, dans la littérature française et étrangère : la tricoteuse doit nécessairement tricoter devant l'échafaud. Lorsqu'elle apparaît sous la plume d'un écrivain, le mot sang n'est pas loin et l'ombre de la guillotine se dresse menaçante : ainsi par exemple dans Les Dieux ont soif d'Anatole France. Le plus souvent, le propos n'est guère nuancé : la tricoteuse est le monstre le plus terrible produit par une révolution elle même monstrueuse.
Un personnage littéraire de "tricoteuse" mérite pourtant un sort particulier, à la fois parce qu'il est l'image la plus fantasmatique et la plus accomplie de "tricoteuse", qu'il a connu un vif succès dans le monde anglo saxon et qu'il a continué à vivre à travers le XXe siècle grâce à de nombreuses adaptations cinématographiques : la Thérèse Defarge du Conte de Deux Villes (A Tale of Two Cities) de Dickens, roman paru en 1859 et qui a inspiré huit films de 1911 à 1982.
Thérèse Defarge ou le tricot accusateur
Dickens, influencé par Carlyle, reconnaît la légitimité de la Révolution, provoquée par des siècles d'oppression, d'injustice et de misère. I1 désapprouve farouchement la Terreur, mais considère que c'est la conduite des nobles d'Ancien Régime qui est à l'origine du "monstre" Guillotine .
Or Thérèse Defarge est le symbole de la révoluti on populaire, excessive, qui ne sait plus ce qu'est la "pitié" par la faute des trop nombreux malheurs subis sous l'Ancien Régime (Dickens, p. 1336). Sa sœur enceinte a été enlevée et violée par le frère de son seigneur qui prétendait exercer un droit de cuissage ; elle en est morte, ainsi que son mari qui a succombé au supplice imposé par ce même Marquis, ainsi également que son frère assassiné pour avoir voulu la venger ou son père mort de chagrin. Thérèse Defarge est la seule survivante de cette famille martyre ; elle a voué une haine éternelle à la famille persécutrice et à toute la société d'Ancien Régime.
LPR